JEUX-THÈME, L’AMOUR ?

1 août 2023
Lecture 8 min

Au cœur de cet été, dans la langueur des heures moites, nous avons eu envie de ralentir nous aussi, comme le temps… et même de le remonter un brin.
Nous vous proposons un retour sur les jeux Coffee Break par la voix de leurs auteurs qui s’expriment sur la place du thème dans leur processus créatif.


L’œuf ou la poule… ou les deux (ou un entonnoir) ?

Du thème ou de la mécanique, lequel des deux est l’étincelle originelle ? Voyons par l’exemple s’il existe une réponse à cette question… et si la question n’est déjà pas une fausse piste.

Sorti en janvier 2020, Gold River est le premier jeu de cette gamme cher à notre cœur. Ses deux auteurs, Bruno Cathala et Bruno Faidutti ont, pour l’occasion, remis sur l’ouvrage une de leur ancienne création : La Fièvre de l’Or, parue en 2004.
La mécanique et le thème sont nés en même temps, intimement liés, nous dit Bruno Cathala. Il est à noter que le jeu aura eu aussi une édition polonaise sous le nom de PIRACI, avec une thématique de pirates ! Mais ça, c’était une volonté de l’éditeur. Comme ça fonctionnait aussi (mon bien certes, mais ça fonctionnait quand même), on ne s’y est pas opposé.
Le thème western a été conservé dans la nouvelle version du jeu car il nous semblait encore parfaitement cohérent avec la mécanique du jeu.

Monster Café, paru en février 2020, de Romain Caterdjian et Théo Rivière, propose le thème assez peu utilisé (étrangement) de l’élection du monstre qui prépare le meilleur café. Il s’éloigne peu du thème d’origine mais a connu des aménagements comme nous le rappelle Romain :

– A l’origine le thème était une élection normale, puis une élection avec des monstres en costume et enfin des monstres qui vont chercher des cafés. De mémoire, le côté élection politique pouvait être perçu comme trop sérieux par certains. À savoir si c’est le thème ou la mécanique qui a initié le projet, Romain précise : c’était une mécanique à l’origine. Et peut-être plus qu’une mécanique, un feeling, une expérience en fait.

Au sujet de la relation thème – mécanique, Romain ajoute :

Je trouve qu’au plus une action de jeu / une mécanique de jeu résonne et fait sens sans accro avec un thème, au plus l’expérience est fluide / immersive, l’apprentissage aisé. J’ai tendance à porter pas mal d’attention sur cette résonance, au point de changer des points de mécanique si cela crée un accro / blocage avec le thème.

Magic Rabbit, sorti en juillet 2020, est le fruit d’une collaboration des 4 esprits affûtés de Romaric Galonnier, Julie Dutois, Ludovic Simonet et Cécile Ziégler. Sa création s’est déroulé dans un cadre particulier comme nous le précisent Ludovic et Julie :

Magic Rabbit est né de la JAM FLIP 2018 de Parthenay. Nous avions 24 heures pour créer un jeu sur la thématique de « La magie » et coopératif, nous dit Ludovic.

[Le thème] nous a tout de suite plu et c’est lui qui a fait naître la mécanique (lapins / chapeaux), précise Julie.

L’autrice poursuit sur la question du thème : Pour moi c’est essentiel, c’est souvent ce qui va me faire trouver des idées, parce que je ne crée quasiment qu’avec des contraintes.

Son co-auteur y voit aussi une amorce créative : L’avantage de partir d’une thématique plutôt que d’une mécanique est que le processus intellectuel va aller sur des domaines qu’il n’aurait pas explorés spontanément. Cela nous permet de sortir de notre zone de confort et nous invite dans une démarche de créativité ou la contrainte thématique finalement nous laisse un grand champ de liberté.

Le quatrième jeu de la gamme, Peanut Club de Henri Kermarrec est une réédition parue en novembre 2020 d’un jeu précédemment sorti chez les bûcherons dans un autre format. 

Henri nous apporte un élément de réponse intéressant : À la base, le jeu a été réalisé pour une salle de vente aux enchères. Le thème était donc au centre – mais pour les enchères, la traduction mécanique coulait de source… […] Le thème n’a jamais changé. Le ton humoristique était déjà là dans le proto avec les trois monnaies et les jokes sur les objets […].

Pour autant, il nous indique : Habituellement, je crée plutôt à partir d’une envie mécanique ou matérielle spécifique, et je trouve le thème qui colle le mieux ensuite. Partir du thème, c’est le risque de se perdre à vouloir être exhaustif dans le traitement de celui-ci, et de tomber dans la simulation – on a toutes les chances de louper l’épure.

Contrairement à ces deux prédécesseurs, Oh My Brain de Bruno Cathala et Théo Rivière sortie en juillet 2021 est un exemple de création à partir d’une contrainte mécanique. 

Bruno nous explique : Pour Oh My Brain, l’idée était de faire un petit jeu de cartes de défausse. On aurait pu le laisser « brut de décoffrage » sans thématique avec juste des jolies cartes colorées, mais on avait envie que ça soit fun à la fois dans le game play et dans le look. Depuis le tout premier proto, on a mis des zombanimaux avec un traitement graphique décalé, cartoonesque, parce que ça nous faisait marrer.

Pour Théo, la place du thème peut énormément varier : C’est super dépendant du jeu, de « oui de ouf, on n’y touche pas et c’est le plus important » à « on n’avait pas trop d’idées alors on a choisi un peu au pif ».

Bruno replace la thématique dans un tout au service d’un objectif global : Les « pseudos spécialistes autoproclamés » de la chose ludique décortiquent les jeux sous trois aspects: – la mécanique – le matériel – le thème à grand renfort de « est-ce novateur ou pas ? » et des trucs comme ça et… ils en restent là pour la plupart. Alors qu’ils passent à côté de l’essentiel: l’EXPÉRIENCE DE JEU. La mécanique, le matériel et le thème ne sont au final que des outils au service de l’auteur pour créer l’expérience de jeu qu’il souhaite générer autour de la table. Et c’est avant tout ça qui compte. L’expérience de jeu. Elle doit être suffisamment prégnante pour que tu aies envie d’y retourner, encore et encore. Alors bien sûr, la nouveauté (thématique, matérielle, mécanique) est un élément qui peut contribuer à créer l’expérience de jeu nécessaire. Mais, avant tout, de mon côté, je m’attache autant que faire se peut à ce qu’il y ait la plus grande cohérence entre thème, mécanique et matériel. Lorsque c’est réussi, au final, cela facilite énormément l’apprentissage, puisque tout est logique. Du coup, oui le thème est important. Mais il se doit d’être le plus en cohérence avec le matos et la mécanique, et avant tout, le thème est au service de l’expérience de jeu que j’essaie de générer.

Romaric Galonnier est aussi le créateur de Space Aztecs, paru en novembre 2022 et dernier né de la gamme.

 Romaric tranche la question de l’œuf ou de la poule : A l’origine de Space Aztecs, c’est surtout une forme de sensation de jeu que je voulais créer. Je voulais faire ressentir aux joueurs une sensation de menace et de précarité. Du coup j’ai créé l’envie chez les joueurs de collectionner des choses mais j’ai laissé la possibilité que leur collection soit réduite à néant. Oui pour être game designer il faut parfois être un peu vicieux ^^.

Il ajoute : Le thème pour moi est assez secondaire dans un jeu. Que ce soit en tant qu’auteur mais aussi en tant que joueur. Ça ne me dérange pas qu’un thème soit plaqué si le jeu derrière est bon. En tant qu’auteur, j’aime réfléchir à des concepts, mais je ne suis pas un bon raconteur d’histoires. Je n’ai pas assez d’imagination pour ça ! Par contre, une fois que j’ai une idée de concept, le thème est une accroche indispensable. Ne serait-ce que pour illustrer les éléments du prototype. Mais il sert surtout à donner de la cohérence à l’ensemble. L’idéal c’est d’expliquer un jeu en s’appuyant sur un thème qui crée du sens dans l’esprit des joueurs. Les règles sont plus faciles à assimiler quand on dit « je joue un dindon pour avoir de la nourriture » plutôt que quand on dit « je joue une carte rouge pour avoir un cube jaune ».

Point de gallinacé, point de coquille, une sensation. Une réponse qui fait écho à celle de Romain Caterdjian et Bruno Cathala.

Et du côté de l’édition ?

Pour Romaric Galonnier et Bruno Cathala, le thème est un point qui incombe tant à l’éditeur qu’au créateur.

 Romaric : L’éditeur a souvent une place à prendre dans la réflexion autour du thème, il n’est pas rare qu’un prototype soit rethématisé au moment du développement.

Bruno : Il est à noter, dans la relation auteur-éditeur que: – le choix du matériel (bois, plastiques, carton, etc…) ainsi que de la charte graphique appartient à l’éditeur. On apprécie de pouvoir en discuter (et quand un éditeur a une charte graphique qui ne parle pas à un auteur, il est préférable que cet auteur ne lui présente pas de jeu) – les arbitrages au niveau de la mécanique du jeu sont du ressort de l’auteur. L’éditeur ne peut pas modifier ça sans son accord, et il a de toute façon le final cut – par contre, le thème, c’est quelque chose sur lequel l’auteur et l’éditeur doivent se mettre d’accord. Car finalement ça impacte leur image à chacun. Il arrive assez régulièrement que la thématique du prototype initial soit transformée au moment du passage à la phase éditoriale. Il est donc important, essentiel même, de définir ça au moment de la signature du contrat, pour ne pas risquer de découvrir plusieurs mois plus tard qu’on a pas envie d’aller au même endroit, dans le même univers. Je connais trop d’exemples de frictions générées parce que, un an après la signature, auteur et éditeur découvrent qu’ils ont un désaccord profond sur le thème du jeu.

T’as vu mon thème ?

Si cet article met l’accent sur le rapport des autrices et auteurs au thème dans le jeu de société, il serait impensable pour nous de ne pas faire un gros big up à ceux qui ont mis ses thématiques en images. Saluons donc, pour leur magnifique travail :

Jonathan Aucomte pour Gold River, Magic Rabbit

Greg Baldwin pour Monster Café

Olivier Derouetteau pour Gold River, Monster Café, Magic Rabbit et Oh my Brain

Kevin De Castro ( Kev DC) pour Peanut Club

Maxime Morin (Nimro) pour Space Aztecs

Et alors donc ?

Et alors donc il ne semble pas exister de formule magique  ni de réponse définitive!
De l’exercice de contrainte matérielle ou thématique, à l’idée mécanique pure qui vous tombe dessus sous la douche, en passant par l’envie de faire vivre une expérience sensorielle ou émotionnelle, le processus créatif de jeu de société prend bien des formes.

Prendre la question par ce bout un brin simpliste n’était finalement qu’une manière de démontrer que le jeu de société est tout simplement une autre expression de la créativité humaine.

Il est intéressant de constater que l’élan créatif originel et les nombreux chemins qu’il emprunte sont les mêmes pour les arts reconnus que pour le jeu. Mais c’est un autre sujet…

Pour conclure pragmatiquement, citons Henri Kermarrec :

Mieux vaut un bon jeu avec un mauvais thème, qu’un mauvais jeu avec un thème attractif. Donc à choisir… 😉

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